Mettre sa peau en jeu
Je n’ai plus le temps de lire des livres. Du coup, quand au détour d’un long voyage, j’ai le temps d’en lire un, il faut que je choisisse avec attention ce que je vais lire… Mais comme j’ai une liste de lecture longue comme le bras, j’ai juste pris le bouquin suivant sur le tas des trucs à lire. Et hop, dans le sac à dos !
Aujourd’hui, on parle de Jouer sa peau de Nassim Nicholas Taleb.
Mais j'ai pas envie de jouer la peau des éléphants moi ! |
Ok, j’ai menti, c’est pas le premier livre que j’ai lu de cet auteur, et j’avoue que je l’aime bien. Je l’ai en fait choisi avec attention.
Qui est Nassim Taleb ?
Taleb est un statisticien d’origine libanaise, qui a été trader, conseiller financier (en bourse), puis professeur d’ingénierie du risque. Il a aussi un nombre conséquent d’articles scientifiques à son actif. Il a écrit une série de bouquins qui ont tous bien marché, dont le plus connu fut le Cygne noir. Il est difficile à cataloguer. Dans son livre, il se revendique du « libertarianisme déontique ». Je ne comprends pas exactement ce que mettre les deux mots ensemble impliquent. Écologiste, pro-business (mais surtout pro-artisan), anti-intellectualiste au point qu’il a écrit un chapitre du livre sur les IENI : l’intellectuel-et-néanmoins-idiot. Un chapitre jubilatoire, qui met une torgnole à tous ceux qui nous disent quoi faire, quoi penser, quoi voter. Bref, un sacré énergumène.
Nassim Taleb |
Jouer sa peau : le concept
La première chose que je dois reconnaître à Taleb, c’est qu’il écrit bien. Il détaille son concept dans les cinquante premières pages, puis part à l’exploration de ses conséquences (un peu dans tous les sens) sur le reste du livre.
Bien, parlons donc de Jouer sa peau. En anglais, skin in the game. Ça veut dire quoi exactement ? Eh bien, assez simplement, il s’agit de supporter les conséquences de nos actions ; ou formulé autrement, de prendre part aux préjudices qui résultent de ces actions. Si vous donnez un conseil et que quelqu’un le suit, vous devriez être exposé aux mêmes conséquences.
Bon, là tout de suite, vous me direz que c’est pas transcendant comme idée. Le propos de l’auteur est justement de chercher ceux qui ne mettent pas leur peau en jeu.
Ce sont des personnes qui ne supportent pas les conséquences de leurs décisions, et les reportent sur autrui. Par exemple, les banquiers après la crise de 2008 : elles font faillite, puis sont secourues par les fonds publics. Pile, je gagne de l’argent ; face, je suis sauvé par les économies du contribuable. Autre exemple, je ne peux m’empêcher de penser à l’actualité récente de Bruno Le Maire, qui s’est planté dans la prévision de croissance (quand tout le monde lui disait qu’il avait tord), puis la corrige en annonçant 10 milliards d’économies. Un nombre incalculable de personnes vont être impactés par l’austérité qui en découle. De son côté, il quitte le gouvernement certes, il a été cuisiné en commission c’est vrai ; mais sinon tout va bien. Dans son train de vie personnel, il n’a rien perdu, n’est inquiété en aucune façon.
Pour Taleb, ceux qui ne sont pas victimes de leurs erreurs n’apprennent rien, car c’est la souffrance qui guide l’apprentissage. Au moment où j’écris ces lignes, l’austérité semble faire son retour en France, comme semble le présager le nouveau gouvernement de Michel Barnier. Pourtant, on connaît les dégâts de l’austérité. Alors pourquoi les gouvernants continuent-ils ? La grille de lecture de Taleb nous dirait que c’est simple : ils n’ont rien appris, ils ne supportent pas les conséquences de leurs décisions car vu leur aisance économique, ils peuvent facilement trouver d’autres solutions que celles qu’ils destinent aux citoyens lambda. En ce sens, je ne peux m’empêcher de penser à l’ancienne ministre de l’Éducation, Amélie Oudéa-Castéra, qui a mis ses enfants dans des établissements privés.
Si les politiques mettaient leur peau en jeu – ce qu’ils ne font pas – cela jugulerait leur hubris, ce dont Jupiter aurait grand besoin.
Le corollaire de ce principe est de ne pas écouter les avis de ceux qui ne mettent pas leur peau en jeu.
Ce résumé me paraît convenable. Le livre traite ensuite d’une grande quantité de sujets, dont voici ma petite sélection.
Pensez échelle
Ici, Taleb nous explique qu’une personne ne se comporte pas comme une famille, qui ne se comporte pas comme une ville, qui ne se comporte pas comme un État. Ouf, hein ?
Vous connaissez la tragédie
des communs ? Rapidement, c’est la situation où quand
quelque chose est commun (un pâturage dans l’exemple classique),
chacun va vouloir l’exploiter à fond
quitte à dégrader ce commun, ce qui nous empêchera, nous et les
autres, de continuer à l’exploiter à
l’avenir.
Mais Taleb
dit que le problème dépend de l’échelle. Si vous partagez le
pâturage avec 100 bergers, la tragédie des communs va avoir lieu.
Mais si vous partagez le pâturage avec 10 bergers qui se connaissent
tous, chacun aura intérêt à prendre soin du commun, d’une part,
pour continuer à l’utiliser, d’autre part, pour ne pas se faire
éclater la gueule par les 9 autres bergers. Bref, ils jouent
leur peau.
Le
comportement des acteurs change selon la taille de leur groupe
d’appartenance.
Ainsi, des systèmes qui marchent à certaines échelles ne marchent plus à d’autres. Comme exemple, les entreprises. Les relations entre les collègues et le patron n’ont rien à voir entre une entreprise de 3, 20 ou 100 salariés. Chaque taille nécessite d’adapter les règles, le fonctionnement, pour que tout cela fonctionne au mieux. Je ne parle pas ici des règles légales propres à des seuils de salariés, mais bien du fonctionnement qui régit le système.
La symétrie
La vision de Taleb c’est qu’on
ne comprend pas vraiment comment marchent les systèmes complexes. Ou
plutôt que s’ils marchent, on ne sait pas vraiment pourquoi. Cette
vue semble appeler à du conservatisme, mais ce n’est pas le
cas. Taleb défend ce qu’il
appelle la via negativa.
C’est-à-dire que quand on cherche à changer quelque chose, au
lieu de rajouter un élément,
qui complexifiera encore plus le système, il faut en retrancher ce
qui ne va pas.
Un intérêt majeur de ce point c’est qu’il
est bien plus simple d’identifier ce qui est mal que ce qui est
bon. Éliminer le mal est une valeur sûre.
Médaille d’or ou d’argent ?
Pour poursuivre, et même si c’est sûrement du cherry picking, je ne peux m’empêcher de reprendre le narratif de l’auteur sur ce point. Il reprend quelques sagesses :
- La loi du Talion (introduit dans le Code d’Hammourabi) : Œil pour œil, dent pour dent
- Règle d’argent : Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse
- Règle d’or : Fais aux autres ce que tu voudrais qu’on te fasse
- Loi universelle de Kant : Agis toujours de telle sorte que la maxime de ton action puisse ériger en règle universelle
Kant a juste rendu la règle d’or plus compliquée à dire. Et la règle d’or devrait être jetée à la poubelle. Ce, pour une raison fort simple selon l’auteur : elle ne résiste pas aux changements d’échelle. On ne traite pas son voisin comme la France traiterait avec l’Allemagne. Peut-être peut-on souhaiter généraliser des comportements, mais il faut regarder de quoi on parle à chaque échelle.
Or, la règle d’argent est bien plus solide. Elle résiste aux changements d’échelle, et elle présente également l’avantage qu’elle nous incite à nous préoccuper davantage de nos affaires que de celles des autres. Et comme dit plus haut, on identifie plus facilement le mal que le bien. Via negativa. Même s’il ne l’écrit pas littéralement, j’ai la sensation que Taleb déteste qu’on lui demande d’adapter un comportement parce que les autres agissent de la sorte. Il est furieusement épris de liberté.
L’action est supérieure à la parole
Le point suivant, c’est que les préférences révélées (nos actes) en disent bien plus long que nos préférences explicités (nos paroles).
Il va plus loin. Je ne peux que le citer mot pour mot : « Si
votre vie entre en conflit avec vos opinions, cela annule vos
opinions, pas votre vie. »
Taleb porte les convictions en
haute estime. Pour lui, « si on ne prend pas de risques pour
défendre son avis, on n’est rien ». Plus loin encore, « il
est immoral d’être opposé au système de marché et ne pas vivre
dans une cabane pour s’en prémunir », et ce, car « il
est immoral de se revendiquer vertueux sans connaître pleinement les
conséquences de la vertu ».
On revient toujours à jouer sa peau. Encore une fois, il ne l’écrit pas, mais je pense que Taleb est ulcéré que des gens expliquent à d’autres comment ils devraient vivre leur vie. En conclusion, ceux qui parlent devraient faire et seuls ceux qui font devraient parler.
Selon moi, on arrive là à une contradiction. Prenons l’exemple d’activistes écologiques faisant une action de désobéissance civile. Imaginons qu’ils critiquent le Black Friday.
- D’une part, ces activistes, comme ils n’ont pas d’entreprises, ne font pas des affaires, ne devraient pas critiquer comment les autres font les leurs, parce que les activistes ne mettent pas leur peau en jeu. S’ils ne veulent juste pas de Black Friday, ils n’ont qu’à monter une boîte qui n’a pas besoin d’y recourir !
- D’autre part, ces activistes, en prenant des risques pour défendre leur avis, risquant la garde à vue, un procès, voire la prison, mettent à n’en pas douter leur peau en jeu.
Sur le fait de vivre dans une cabane, ça ne fait penser à l’article de Bon Pote qui répond à l’accusation « T’es écolo mais t’as un smartphone » Bien sûr, je ne prends pas l’exemple de l’écologie au hasard. C’est quelque chose qui m’intéresse fortement, et dont mes convictions devraient donc être annulées vu que je vis « normalement ». Cependant, quelque part, Taleb a raison. Parler d’écologie c’est bien, devenir végétarien ce serait mieux.
L’action est supérieure à la parole.
Ergodicité et décès
Taleb essaie de nous expliquer le concept d’ergodicité. Pour faire simple, c’est la différence entre une probabilité d’ensemble et une probabilité ponctuelle… Bon, ok c’est pas simple.
Je reprends son exemple : 100 personnes vont au casino. 1%
des gens qui vont au casino finissent ruinés. Donc dans notre
exemple, on aurait une personne ruinée.
Second exemple :
Votre cousin Theobald va 100 jour au casino, ou plutôt voudrait.
Parce que quand elle finit ruinée au 28e jour, il n’y
en a pas de 29e. En fait, la
statistique du premier groupe ne s’applique pas à lui, parce qu’on
arrête de jouer à un moment donné.
Autre exemple du livre, encore plus parlant. On vous paie 1 000 000 $ pour jouer à la roulette russe (avec une vraie balle dans le barillet). Vous gagnez dans 5 cas sur 6, donc le gain moyen attendu est de 833 333 $. Gain moyen ? Si vous perdez, vous êtes mort.
Le point est le suivant : si on s’expose à de nombreux risques de faible probabilité (conduire saoul comme un baril, escalader une falaise sans s’assurer, critiquer Vladimir Poutine), le risque de décès, lui augmente de manière non-linéaire. Plus on s’expose à ces « petits » risques, plus la mort s’avance.
Ok, ce n’est pas très intéressant, vous pensez peut-être. Branlette pour statisticien. Je change d’échelle. Sur notre planète, il y a 7 milliards d’individus. Du fait des catastrophes climatiques, 1% de la population subira chaque année les effets de catastrophes climatiques. Triste. De son côté, l’écosystème dans lequel nous vivons peut encaisser une certaine quantité de pollution avant de casser. Au fait, vous avez déjà entendu parler des limites planétaires ?
C’est ça le point de Taleb : on ne peut pas prendre des risques pour un (éco)système comme pour nous. Au sein de ce système, nous sommes renouvelables (le système survit à notre mort), mais l’inverse n’est pas vrai.
Espèce de gauchiste
Autant les sections précédentes avaient un rapport entre elles, là j’aimerai parler d’un autre point dont Taleb n’a fait qu’un petit chapitre, mais ça m’a trop intéressé pour que je le glisse sous le tapis.
Dans le chapitre en question, Taleb tire à boulets rouges sur Thomas Piketty, plus exactement sur son livre phare, le Capital au XXIe siècle. En simplifiant à l’extrême ce livre (que je n’ai pas lu, mais merci Wikipédia), Piketty explique que les riches s’enrichissent plus vite que le reste de la population, ce qui génère forcément des inégalités de plus en plus grandes, ce qui amènera à des tensions grandissantes dans la société.
Pour Taleb, il faut mettre le hola. Il se demande si les riches, là, qui deviennent de plus en plus riches chaque année… est-ce que ce sont les mêmes ? En clair, est-ce qu’il n’y aurait pas des nouveaux riches et des anciens riches qui ne le sont plus ? C’est ce que Taleb appelle la dynamique inégalitaire. Ainsi, même si les inégalités augmentent, si elles restent méritées (que devenir riche reste possible, mais aussi que les riches perdent tout), alors il ne devrait pas y avoir plus de révoltes que cela.
Car qu’est-ce que l’égalité ? Tout le monde qui gagne la même chose ? Non, sale communiste ! Taleb propose une expérience de pensée amusante : imaginons que nous vivions tous 100 ans. Nous passerions chaque dizaine d’année dans un décile de patrimoine, et ce jusqu’à nos 100 ans. Pour vulgariser, pendant 10 ans, vous faites parti des 10 % les plus pauvres ; puis les 10 années suivantes, les 10 % au-dessus, etc. jusqu’à avoir fait l’intégralité du spectre de la richesse de la nation. Est-ce que c’est plus égalitaire que tout le monde qui gagne pareil ? Ainsi, tout le monde goûterait au cours de sa vie à toutes les situations.
Qu’en est-il dans la réalité ?
Taleb donne des chiffres sans source (il n’y a pas de référence,
et je ne vais pas me taper toute la bibliographie du livre) donc je
ne vais pas vraiment les exploiter, sauf un point : selon lui,
il y a une meilleure dynamique égalitaire aux États-Unis qu’en
Europe, où les plus grandes fortunes sont massivement des
héritiers.
Et pour
Taleb, le problème c’est toujours le même : si les riches ne
mettent pas leur peau en jeu, ils empêcheront donc des gens de
s’élever à leur niveau (car pour que certains s’élèvent,
d’autres riches doivent perdre). Or, mis à part leur éthique
personnelle, rien ne semble pousser un riche à mettre sa peau en
jeu.
Oui, je suis un gauchiste
J’aime vraiment cette idée d’égalité dynamique qui m’a donné du grain à moudre. Deux critiques de ma part.
Premièrement, sur la remise en cause du travail de Piketty. J’ignore à quel point les inégalités sont dynamiques aux États-Unis, mais disons qu’en France au moins, on ne peut que constater le triomphe des héritiers au sein des plus grandes fortunes. L’argument de Piketty reste valable, et la solution de Taleb à ce problème, jouer sa peau, est juste un putain de vœu pieux.
Second point, la sympathique expérience de pensée. Si on s’attarde sur le dernier décile, juste en France, la richesse est « extrême » selon les termes de Taleb. Je m’explique : lors de votre arrivée magique dans le dernier décile, votre vie sera très différente si vous êtes dans les 1 % les plus riches ou les 5 % les plus riches par exemple. Si vous êtes dans les 1 %, vous gagnez très sensiblement plus que celui dans les 5 %. Il y a plus d’écart entre vous qu’entre celui qui est dans les 5 % les plus aisés et un autre dans les 20 %.
Conclusion
Si vous êtes un peu curieux, France Culture a fait une série de 4 chroniques sur le livre à l’époque de sa sortie. Plutôt sympa et permet de voir à quel point le livre est touche-à-tout, mais ça ne rentre jamais en profondeur. Cela vous donnera aussi une idée de tout ce que j’ai mis de côté dans cet article.
Bien, concluons. C’était franchement chouette, une lecture qui titille, qui fait rire, qui remue les convictions. C’est ça qu’on aime. En revanche, pas fan du tout par contre de ce côté anti-intellectuel où tous les chercheurs et scientifiques payés par l’État ne produisent rien d’intéressant car ils ne mettraient pas leur peau en jeu. Je ne suis pas friand non plus de déclarations lancés avec un aplomb considérable, sans davantage les justifier. Malgré tout, lire Taleb force à regarder les problèmes sous un angle nouveau, et c’est certainement la plus belle chose que je retire de ce livre.
Allez, peut-être que j’arriverai à lire un nouveau livre dans 6 mois !
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