La narration : la méthode du donjon

Je ne sais pas pour vous, mais moi quand j’étais au collège/lycée, je me rappelle avoir eu des cours de français sur le récit, la narration… Sauf que je ne m’en souviens plus du tout. C’est tout même vachement con, parce qu’en tant que MJ, on aimerait bien savoir raconter notre histoire au mieux.
Mais bon, même en se rappelant de ces cours, je ne suis pas sûr que ce soit vraiment utile pour nous autres rôlistes… On parle tout de même de gens qui s’extasient sur les cinquante pages de description d’un Balzac.

Bon, de quoi allons-nous parler ? De narration, si vous avez lu le titre. C’est notre deuxième casquette de MJ : celle de conteur. Pour rappel, les autres sont celles d’adjudicateur (vu la dernière fois) et de role-player.

Juger de la qualité de la narration

Tout d’abord, regardons à quoi ressemble une narration réussie. Elle a les effets suivants :
  • Les joueurs sont concentrés sur vos propos.
  • Les joueurs obtiennent les informations nécessaires pour pouvoir agir en connaissance de cause.
  • Un ou plusieurs choix possibles sont mis en exergue.
Regardons tout cela rapidement.

La concentration des joueurs

En tant que joueur, il m’est déjà arrivé de rêvasser pendant une description de mon MJ. Ce n’est pas bien, mais je ne pense pas être le seul. La concentration est un prérequis pour les autres éléments : si vos joueurs n’écoutent pas ce que vous dites, ils n’auront pas les informations dont ils ont besoin. C’est aussi simple que ça.

Cette responsabilité est partagée entre les joueurs et le maître de jeu. Les joueurs doivent vous écouter, et non envoyer des SMS avec leur portable. (Dans ce cas, prenez le portable et explosez-le contre le mur : ça règle le problème en plus d’être très utile pour évacuer votre rage.)
Que les joueurs soient d’un naturel distrait ou attentif, il y aura toujours un moment de décrochage. Ce décrochage est sans doute l’une des raisons du raccourcissement de la durée des séances de jeu de rôle ces dernières années. Néanmoins, les joueurs doivent faire l’effort de vous écouter. Cela fait partie de leur boulot.
De votre côté, il faut que vous les aidiez à rester concentré. (Il faut aussi que le MJ reste concentré sur sa séance, mais c’est un autre problème.) Pour favoriser la concentration, utilisez l’interaction. Si les personnages ont la possibilité d’agir (demander une information, attaquer,…) ils seront naturellement plus concentrés car plus impliqués. Le corollaire : limiter les moments de description où les joueurs ne font rien. Évitez les trop longues descriptions où les joueurs restent passifs.

Une description concise et suffisante

Dans le Manuel pratique du jeu de rôle, il y a un article sur la description et cet exemple que j’aime beaucoup :

[Contexte : Les joueurs sont dans une auberge, sans plus de détails.]
« Je me lève brusquement, annonce un joueur.
- Aïe ! dit le MJ. Tu te cognes la tête à la poutre.
- Comment ça, quelle poutre ?
- La poutre basse, au-dessus de votre table… J’ai peut-être oublié de vous la mentionner » conclut piteusement le MJ.

Ici, le MJ a omis un détail important. Un détail qui implique des choses. Le tableau de maître sur le mur n’est pas un détail important, mais contribue à l’ambiance. Tous les détails importants que vos joueurs doivent connaître doivent avoir été évoqués : dans ce cas, la description est suffisante. Pour faire simple, vous ne pouvez pas objecter quelque chose que vous n’avez pas dit. Ce que vous ne dites pas n’existe pas.

Deuxième élément, la concision. Vous devez présenter votre scène rapidement pour pouvoir passer à l’interaction rapidement et garder la concentration de vos joueurs. On se retrouve avec deux injonctions contradictoires : dire tout ce qui important mais en peu de mots.
De mon côté, je considère la concision plus importante, aussi je sacrifie la richesse de mes décors. Et je pense que c’est la bonne solution. Les joueurs sont là pour jouer, et non vous écouter peindre un décor. En règle générale, j’essaie de présenter ma scène en cinq phrases. Mais nous verrons cela plus loin.

Indiquer les portes de sorties

Lorsque vous présentez une scène, vous devez montrer à vos joueurs les choix qui s’offrent à eux. Attention ! Je ne parle pas de restreindre ces choix, mais d’en désigner un ou plusieurs qui sont pertinents.
Par exemple :

Vous arrivez devant l’individu dont on vous a donné la description. Que faites-vous ?
Vous arrivez devant l’individu dont on vous a donné la description. Il vous fixe d’un regard menaçant et semble attendre que vous disiez quelque chose. Que faites-vous ?

Dans le deuxième exemple, vous venez d’orienter la scène. De la négociation qui pourra éventuellement aboutir à du combat. Peut-être les joueurs viendront-ils avec une autre idée ? À vous de gérer alors. Mais montrez-leur les chemins possibles. Au lieu de se regarder entre eux, désemparés, les joueurs sauront tout de suite de quoi il en retourne et pourront se décider plus rapidement.
Bien sûr, cela ne s’applique pas aux scénarios où le but est de trouver la porte de sortie (typiquement, une enquête).

La narration du donjon

J’en arrive à pourquoi j’ai choisi ce titre, enfin. C’est l’une des choses qui a beaucoup changé ma vision des choses en tant que maître du jeu. Si vous jouez à D&D, vous avez déjà tous vu une carte de donjon. Des pièces et des corridors vers d’autres pièces. Vous visualisez ?
Le principe de l’organisation en donjon est la suivante :

Une aventure est comme un donjon. Une salle est une scène et les couloirs sont les transitions.

 

schéma transition scène donjon
Un schéma sur l'organisation en donjon que j'ai fait avec beaucoup de soin.
Si ce n’était pas clair, c’est une métaphore. Vous pouvez organiser votre aventure comme un donjon même si elle se déroule dans un désert ou une forêt. Je dirai même que vous devez l’organiser comme un donjon.

Cette approche vous permet de savoir quoi dire à quel moment. Vous entrez dans une scène (une salle) : vous décrivez la scène (la salle) et les personnages interagissent avec son contenu. Une fois terminé, les personnages sortent de la scène et vous faites une transition (le couloir) qui amène vers la scène suivante (une autre salle). Tout le boulot de narrateur est d’enchaîner entre mise en scène et transition. C’est tout. Maintenant, rentrons dans le détail.

De la scène

Si ce n’est pas très clair, un rapide point sur ce qu’est une scène.

Une scène c’est un moment du scénario portant sur un certain sujet. Ce n’est pas un lieu. Est-ce que vous avez vu The Hateful Eight (Les Huit Salopards) ? C’est un huis-clos. Tout se passe au même endroit, mais les scènes s’enchaînent car on n’arrête pas de parler de choses différentes.
Si changer d’endroit signifie obligatoirement changement de scène, on peut donc changer de scène en restant au même endroit. Un exemple : l’équipe de vos joueurs affrontent des orques et une fois le combat fini, fouille les corps. Il y a deux scènes : l’une sur le combat, l’autre sur la fouille. Ce qui signifie qu’entre les deux, il faut une transition.

La mise en scène

Vous venez d’ouvrir une nouvelle scène (vous entrez dans une nouvelle salle du donjon). Que dire à vos joueurs ?
Je reviens à mes cinq phrases. Vous avez cinq phrases pour faire passer les informations nécessaires. Et pas cinq phrases à la Balzac. Cinq phrases courtes divisées en trois blocs :
  1. L’élément descriptif
  2. Les buts et points d’intérêts
  3. L’obstacle ou l’urgence

L’élément descriptif : localisation et détail

Tout d’abord, visualisez la scène que vous voulez transmettre. Essayez de restituer le lieu en une phrase. Dans les Carnets Ludographiques, Sébastien Delfino explique l’importance des décors génériques. Si vous dites « auberge » en jouant à D&D, tout le monde aura à peu près le même genre d’auberge en tête : celle du Poney Fringuant à Bree du Seigneur des Anneaux par exemple. C’est un décor générique que vous allez modeler à votre convenance. « Vous rentrez dans une auberge miteuse et poussiéreuse bas de plafond. » Comme ça on n’a plus le problème de la poutre. On prend notre décor générique et on le modifie. Une phrase. Propre.

Ensuite, ajoutez un niveau de détail. Cela permettra de donner une ambiance à la scène ou de mettre une emphase sur certains aspects. Pour poursuivre l’exemple précédent, on pourrait dire : « Il y a de nombreuses toiles d’araignées entre les poutres du plafond. » ou «  Derrière le comptoir se tient un homme corpulent au tablier couvert de tâches de gras. » Ce n’est pas la même ambiance. Une autre phrase, parfait.

Ce qui est fantastique, c’est que l’imagination des joueurs va s’occuper du reste avec ce que vous leur avez donné. Tout préciser est inutile et fait « saturer » l’imagination qui n’a besoin de qu’une petite base.

Buts et points d’intérêts

Dans cet élément, vous allez indiquer aux joueurs « les portes de sorties » littéralement ou non. En clair, quelles sont les options qui sont disponibles pour eux dans cette scène, pourquoi cette scène existe.

Les portes de sorties littérales : « Il y a un couloir au nord et un autre qui part vers l’est. » Il s’agit de montrer aux joueurs comment quitter la scène.
Les portes de sortie métaphoriques : « Vous voyez accoudé au bar un homme qui correspond à la description qui vous a été faite. » Une belle façon de dire aux joueurs : « Regardez ! Par là, le scénario ! »
Cela peut être également un élément d’interaction que vous avez prévu à cet endroit : un aventurier qui connaît bien la région, la belle serveuse qui se fait alpaguer (par les joueurs ou des PNJ), etc.
Filez ça dans une ou deux phrases.

L’obstacle et l’urgence

Ces deux synonymes sont là pour parler de ce qui va poser problème à la scène, au défi que vont devoir relever les personnages. Selon la scène, il peut très bien ne pas y en avoir. Par exemple, au cours de l’exploration d’une ville, il n’y a pas d’obstacle immédiat.
En revanche, les miliciens qui se trouvent dans la même taverne que l’informateur que vous allez peut-être devoir menacer est un obstacle. Le dragon dans la salle du trésor est une urgence : si vous ne vous en occupez pas, que ce soit en l’affrontant, en négociant ou en fuyant, eh bien il va vous cramer le cul.
Si vous avez plusieurs obstacles dans une même scène, mettez toujours le plus important à la fin. Pourquoi ? Parce que le cerveau des joueurs a tendance à exploser une fois qu’ils doivent gérer quelque chose, le fait que quelque chose de pire arrive ensuite aide à ce qu’ils conservent leur attention. C’est aussi pourquoi ce bloc est le dernier évoqué, après la description et les points d’intérêts.

Mettez autant de phrases que d’obstacles dans ce bloc. Et ainsi, vous clôturez votre mise en scène. D’ailleurs, cela correspond à l’étape 1 de l’adjudication d’action : « Le MD décrit l’environnement. » Maintenant, les joueurs vont faire des trucs et vous allez juger de leurs actions comme nous l’avons vu précédemment.
Et une fois que l’action a été faite, vous allez sortir de la scène avec une transition.

Les transitions

Qu’on se le dise : la transition est obligatoire. Elle est simple mais nécessaire. C’est comme ça. C’est important pour la fluidité de la narration.

Faire une transition c’est indiquer en une ou deux phrases maximum la fin de la scène précédente ainsi que la sortie hors de celle-ci. « Vous avez obtenu l’information dont vous aviez besoin (fin de la scène) et vous ressortez de l’auberge (sortie de la scène). » C’est tout.

Et après ? Après une transition, vous arrivez à la scène suivante. Vous ne pouvez pas arriver nulle part. Les personnages qui sortent de l’auberge trouveront peut-être la scène suivante devant l’auberge, sur le chemin vers un autre endroit, ou bien plus tard. Une ellipse spatiale et temporelle est faisable – et souhaitable – s’il n’y a rien qui vaille la peine. « Vous quittez la ville, et trois jours plus tard, vous arrivez devant la Tour de Zargax le Très Vilain Méchant. » Voilà votre scène suivante. Le couloir de votre donjon était long de trois jours et plusieurs dizaines de kilomètres. C’est tout. Si ça n’apporte rien du tout, pas la peine d’indiquer quoi que soit d’autre.


Pour conclure donc, lorsque vous maîtrisez, vous naviguez de scène en scène en intercalant des transitions qui marquent ce changement. Pour la mise en scène, vous devez décrire la situation (lieu et détails), indiquer le but de la scène ou ses points d’intérêts, ainsi que les obstacles ou urgences que doivent gérer les joueurs. En sortant de la scène, vous faites une transition puis mettez en place la scène suivante. Et cætera.

Pour clore mon propos, quelques exemples :

[Scène : Les PJs arrivent dans une auberge à la recherche d’un informateur]
Vous rentrez dans une auberge miteuse et poussiéreuse bas de plafond. Derrière le comptoir se tient un homme corpulent au tablier couvert de tâches de gras. Parmi la clientèle, vous voyez des hommes entrain de faire une partie de cartes en vous fixant. Vous repérez près du comptoir un autre homme qui correspond à la description qu’on vous a fait de l’informateur. Dans le coin, vous voyez des miliciens en tenue et leurs armes à portée qui boivent tranquillement.
[Insérer le contenu de la scène ici] Les PJs finissent par avoir l’information comme quoi c’est Zargax le Très Vilain Méchant qui aura commandité le vol. Ils obtiennent aussi la localisation de la tour.

[Transition]
Ayant eu l’information que vous recherchez, vous quittez l’auberge et vous vous mettez en route vers la Tour. Le voyage vous prend trois jours.

[Nouvelle scène]
Vous arrivez en vue de la Tour grise et orgueilleuse au milieu d’une friche à la tombée de la nuit. Autour d’elle, quelques buissons desséchés tentent péniblement de survivre. L’entrée est une lourde porte de bois. Les murs sont anciens et certaines pierres devraient pouvoir fournir un appui pour escalader.

[Scène : Les PJs cherchent à rejoindre la ville suivante en passant par la forêt]
Vous marchez dans une forêt verdoyante en plein été. Vous passez à proximité d’une petite rivière pure et étincelante. L’endroit semble propice pour la chasse. Vous suivez un chemin qui sillonne entre les arbres, quand vous entendez des bruits de course rapide et des cris que vous identifiez provenir d’orques.
[Insérer le contenu de la scène ici] Pour simplifier, disons qu’il y a eu un combat, et que les PJs ont gagné.

[Transition]
Vous plantez votre épée dans le dernier orque qui tombe inanimé. Vous restez vigilant un instant mais rien ne bouge.

[Nouvelle scène]
Avec la mort des orques, vous êtes libres de fouiller les corps. Vous pouvez également poursuivre votre route par le chemin ou partir explorer la forêt.
Ici, je saute l’élément descriptif car nous sommes au même endroit. Remarquez néanmoins que le même endroit implique une autre scène : la fouille des cadavres et le choix de la suite de l’aventure.

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