Pourquoi on joue : les Esthétiques de jeu
À la fin du dernier article, je me suis rendu compte que je n’avais traité qu’une partie de mon sujet. Je devais parler de pourquoi on joue et pourquoi on s’engueule (c’était le titre après tout), et j’ai juste expliqué pourquoi on se fait du mal par claviers interposés. Car la rage rôliste s’exprime surtout à l’écrit, et sur Internet. Les gens de chair et de sang ont tendance à respecter leurs congénères lorsqu’ils sont en leur présence.
Mais à la fin de l’article, j’ai aussi dit que j’allais parler de pourquoi on joue. J’ai donc fait mes devoirs.
Concernant les deux points suivants, cela peut sembler évident à beaucoup. Je parlais dans l’article précédent de ma quête (échouée) du Graal rôliste, d’une manière de jouer ultime qui mettrait tout le monde d’accord. J’expliquai que ce Graal n’est qu’une utopie irréalisable. Cela pose des problèmes : en effet, s’il n’y a pas une bonne manière de faire du jeu de rôle, comment mener une bonne partie ? Est-il pertinent de donner des conseils sur comment jouer ?
Je vais tenter de répondre à ces trois questions dans cet article.
Tout d’abord, pourquoi c’est important ? Prenons un exemple. Supposons que vous n’avez plus joué depuis un certain temps et que vous êtes en manque. Vous vous inscrivez sur un forum de jeu de rôle et vous proposez une partie de D&D 5. Vous avez des retours, vous convenez d’une date, et le jour donné, tout ce beau monde se retrouve autour de la table (réelle ou virtuelle).
Est-ce que ça se passe bien ? Soyons clair, il est tout à fait possible que ça se passe le mieux du monde et que vous vous fassiez de nouveaux bons potes. Néanmoins, pour notre exemple, on va supposer que ça ne se passe pas très bien. Non qu’il y ait un joueur antisocial qui s’oppose aux autres, mais les joueurs jouent de manières différentes qui ne collent pas non plus à la manière qu’a le MJ de mener. Le MJ a proposé une aventure épique sans prise de tête contre un nécromancien, sauf que le paladin du groupe s’interroge si buter le méchant c’est bien finalement. La barde voulait juste discuter avec tout le monde dans la ville qu’ont traversé les PJs et dépérit depuis leur départ.
Bon. On aimerait rectifier le tir, mais comment comprendre ce qui ne va pas ? Certains diront de suite qu’il n’y a pas eu de Session Zéro ou de contrat social. En gros, le groupe ne s’est pas mis d’accord pour jouer à la même chose, selon l’expression consacrée par la blogosphère. Proposer le contrat social immédiatement me paraît précipité. Décider de jouer à la même chose c’est bien, mais encore faut-il savoir à quoi on veut jouer. Pour faire une comparaison, vous devez acheter de nouveaux vêtements, alors vous allez au magasin (je suis gentil : vous pouvez choisir lequel). Vous arrivez devant un vaste choix. Qu’est-ce que vous prenez ? Le costume pour le bureau, le jean et t-shirt de l’étudiant ou la chemise à carreaux du bûcheron canadien ? Savoir pour quelle occasion il vous faut les fringues ce serait pas mal, non ? Si vous allez à un mariage, vous pouvez aller directement au rayon des costumes. Mais s’il faut porter un costume, et que vous détestez en porter, est-ce que ça vaut vraiment le coup d’y aller ? Vous allez passer un mauvais moment dans ce qui vous semblera une prison de tissu.
Pour filer la métaphore, il faut se demander : quels sont nos vêtements préférés ? Quels sont les habits qu’on n’aime pas porter ? Est-on prêts à les porter quand même s’il y a une occasion particulière ?
Les activités sont différentes et relativement incompatibles. Cela aurait pu être un bon socle pour savoir ce que l’on veut jouer, mais les auteurs du modèle ont émis plusieurs objections :
Je comprends pourquoi tout ceci a été précisé : cela pourrait enfermer un joueur dans un type de jeu et analyser à la loupe chaque moment du jeu. Au final, le modèle permet de dire, selon la somme des moments de la partie, pourquoi la partie était dysfonctionnelle. Néanmoins, le modèle perd dès lors un peu de sa force : si on ne peut pas se rattacher à l’une de ces catégories, comment savoir ce que l’on veut jouer ?
Pour reprendre ma comparaison pourrie de fringues de mariage, ce modèle c’est le père de la mariée qui arrive, et qui regarde sa bande de potes : il y a le hipster barbu, le type impeccable avec sa raie de côté et le lycéen attardé qui vient avec son jean trop grand et ses Converses. Mais le paternel se contenterait de dire : « Toute cette différence est du plus mauvais effet pour un mariage ! » Merci Sherlock.
Mais il y a plus : si tout le monde pouvait dire ce qu’il voulait vraiment, le MJ pourrait préparer des aventures qui contiennent toutes les préférences des joueurs autour de la table. Si ce qu’il se passe à table fait écho à ce qu’aime le joueur, celui-ci va s’investir davantage dans la partie. Il y a une question récurrente sur les forums : « Comment engager et investir davantage mes joueurs dans mes scénarios ? » C’est simple : proposez-leur des choses qu’ils aiment.
Avant d’aller plus loin, expliquons la base de ce modèle. Chaque rôliste favorise certaines Esthétiques, qui le satisfont davantage. Une personne peut s’amuser également avec d’autres Esthétiques, mais de manière moins prononcée. Chaque Esthétique aurait donc une sorte de « contribution au fun ». En utilisant les Esthétiques favorites du joueur, on peut maximiser son fun.
Mais, bien sûr, il y a un piège : les Esthétiques favorites peuvent changer. Elles peuvent changer sauvagement, d’une partie sur l’autre, voire au cours d’une même séance. Un joueur cherchera autre chose dans une partie après une journée de boulot que dans une après-midi du week-end. La fatigue changera également ses attentes. Le dernier film qu’il a vu au cinéma peut également changer sa manière de jouer. Bref, les Esthétiques favorites du rôliste sont une créature fluide et insaisissable.
Malgré tout, tenter de les comprendre en vaut la chandelle.
Ces Esthétiques sont qualifiées de principales car elles sont la source majeure de satisfaction. Tout joueur, à tout moment, a au moins une Esthétique principale. Des dissonances entre les Esthétiques principales des joueurs à la table seront leur principale cause de frustration.
Ces Esthétiques sont comme des aimants de même polarité. Lorsque vous les rapprochez l’un de l’autre, ils vont se repousser. Vous pouvez les forcer à se rapprocher mais vous devez y mettre de plus en plus d’énergie, et ça deviendra de moins en moins stable. Plus exactement, il est possible de classer ces Esthétiques selon l’intérêt qu’y portent les joueurs : il y a toujours une première, une deuxième et une troisième, mais jamais d’ex aequo. Enfin, comme dit plus haut, ce classement peut changer.
En revanche, le Challenge n’est pas nécessairement du combat, mais un obstacle de toute nature : négociation, enquête, puzzle, combat, etc. Un joueur qui cherche le Challenge et ne trouve pas d’obstacle sur sa route s’ennuie.
Cette Esthétique ne supporte pas les incohérences et les contradictions, ni qu’on ressorte trop souvent le joueur de son personnage pour des considérations hors de la fiction.
Cette Esthétique supporte mal les parties bac à sable ou le fait de jouer sans avoir de but.
Plusieurs choses mettent à mal cette Esthétique. Premièrement, laisser les joueurs découvrir des choses trop facilement : la découverte doit rester un challenge. Cela signifie qu’il peut y avoir des découvertes manquées. Ensuite, ce qui est découvert pouvait être ignoré. En cela, la Découverte s’oppose à l’Expression : si les joueurs ont réfléchi ensemble au contenu du donjon, la découverte d’une porte secrète n’a plus aucun sens.
De même, la soif de création de cette Esthétique peut menacer ceux qui cherchent la Découverte, car rien de ce qui aura été créé par leurs compagnons ne sera plus réellement à découvrir.
Cette Esthétique est particulièrement invasive en termes d’espace de jeu. Les joueurs qui la favorisent ont tendance à se mettre en avant pour attirer l’attention sur ce qu’ils font/créent.
Par contre, ne vous laissez pas avoir par le « faible ». Ces Esthétiques peuvent revêtir d’une grande importance selon les joueurs.
Si le lien social est la seule Esthétique favorisée par un joueur, c’est qu’il est davantage intéressé par la compagnie de ses congères que par une partie de jeu de rôle. Une soirée au bar et une soirée jeu de rôle ont pour lui la même valeur. Ce n’est pas un motif d’exclusion (un tel joueur agit généralement dans l’intérêt commun) mais il pourrait sans doute s’amuser davantage ailleurs.
Si le plaisir sensoriel est la seule Esthétique favorisée par un joueur, c’est qu’il est plus intéressé par la beauté et l’art que le jeu de rôle. Il devrait aller aux musées et aux vernissages plus qu’aux jeux de rôle.
Si la Soumission est la seule Esthétique favorisée par un joueur, c’est qu’il est plus intéressé par la détente que par une partie de jeu de rôle. Une bonne série ou un jeu vidéo satisferont davantage ses exigences.
Comme écrit dans l’article précédent, pour favoriser une Esthétique, il faut utiliser des règles, qui donneront un système de fonctionnement du jeu. Ce système permettra l’expression d’une Esthétique. C’est un véritable exercice de game design, car un système raté ne supportera aucune Esthétique et ne fera pas ce qu’il prétend faire.
Ainsi, on peut facilement catégoriser :
Un bon conseil se définit donc par sa clarté (il dit ce qu’il fait) et son lectorat (le public intéressé par cette Esthétique).
Par ailleurs, je pense que ce n’est pas tout. Tous les conseils que je lis sont des conseils « Comment réussir à mener une partie ? Comment réussir son contrat social ? Comment faire un personnage réussi ? Etc. » Ce sont des conseils dits de progression. Comme je l’ai lu dans Le Cygne noir, un bouquin qui n’a rien à voir avec le jeu de rôle, je pense que les conseils de « non-échec » ont une véritable valeur. En effet, la meilleure façon de réussir quelque chose étant de ne pas y échouer, l’étude de ce qui fait l’échec d’une partie, ou les conseils de type « à ne pas faire » peuvent être qualifiés de bons conseils.
Cet article ne met donc pas, malheureusement, fin à ce blog, car d'autres conseils sont encore venir.
Mais à la fin de l’article, j’ai aussi dit que j’allais parler de pourquoi on joue. J’ai donc fait mes devoirs.
Plusieurs façons de jouer
Avant de rentrer dans le cœur du sujet, je voudrais résumer rapidement l’article précédent pour ceux du fond qui n’ont pas suivi :- Les joueurs ont des attentes différentes pour un jeu de rôle.
- Il n’existe pas une seule bonne manière de jouer.
- Il n’existe pas une seule bonne manière de mener une partie.
Concernant les deux points suivants, cela peut sembler évident à beaucoup. Je parlais dans l’article précédent de ma quête (échouée) du Graal rôliste, d’une manière de jouer ultime qui mettrait tout le monde d’accord. J’expliquai que ce Graal n’est qu’une utopie irréalisable. Cela pose des problèmes : en effet, s’il n’y a pas une bonne manière de faire du jeu de rôle, comment mener une bonne partie ? Est-il pertinent de donner des conseils sur comment jouer ?
Je vais tenter de répondre à ces trois questions dans cet article.
Savoir pourquoi on joue
Nous allons commencer par ce qui rend l’expérience satisfaisante, une question particulièrement compliquée.Tout d’abord, pourquoi c’est important ? Prenons un exemple. Supposons que vous n’avez plus joué depuis un certain temps et que vous êtes en manque. Vous vous inscrivez sur un forum de jeu de rôle et vous proposez une partie de D&D 5. Vous avez des retours, vous convenez d’une date, et le jour donné, tout ce beau monde se retrouve autour de la table (réelle ou virtuelle).
Est-ce que ça se passe bien ? Soyons clair, il est tout à fait possible que ça se passe le mieux du monde et que vous vous fassiez de nouveaux bons potes. Néanmoins, pour notre exemple, on va supposer que ça ne se passe pas très bien. Non qu’il y ait un joueur antisocial qui s’oppose aux autres, mais les joueurs jouent de manières différentes qui ne collent pas non plus à la manière qu’a le MJ de mener. Le MJ a proposé une aventure épique sans prise de tête contre un nécromancien, sauf que le paladin du groupe s’interroge si buter le méchant c’est bien finalement. La barde voulait juste discuter avec tout le monde dans la ville qu’ont traversé les PJs et dépérit depuis leur départ.
Bon. On aimerait rectifier le tir, mais comment comprendre ce qui ne va pas ? Certains diront de suite qu’il n’y a pas eu de Session Zéro ou de contrat social. En gros, le groupe ne s’est pas mis d’accord pour jouer à la même chose, selon l’expression consacrée par la blogosphère. Proposer le contrat social immédiatement me paraît précipité. Décider de jouer à la même chose c’est bien, mais encore faut-il savoir à quoi on veut jouer. Pour faire une comparaison, vous devez acheter de nouveaux vêtements, alors vous allez au magasin (je suis gentil : vous pouvez choisir lequel). Vous arrivez devant un vaste choix. Qu’est-ce que vous prenez ? Le costume pour le bureau, le jean et t-shirt de l’étudiant ou la chemise à carreaux du bûcheron canadien ? Savoir pour quelle occasion il vous faut les fringues ce serait pas mal, non ? Si vous allez à un mariage, vous pouvez aller directement au rayon des costumes. Mais s’il faut porter un costume, et que vous détestez en porter, est-ce que ça vaut vraiment le coup d’y aller ? Vous allez passer un mauvais moment dans ce qui vous semblera une prison de tissu.
Pour filer la métaphore, il faut se demander : quels sont nos vêtements préférés ? Quels sont les habits qu’on n’aime pas porter ? Est-on prêts à les porter quand même s’il y a une occasion particulière ?
La théorie LNS au secours de votre garde-robe
Pour comprendre ce que l’on aime jouer, un bon point de départ serait la théorie LNS (issue du modèle forgien). Je ne souhaite pas vraiment rentrer dans le détail de la théorie, d’autres le font très bien, mais simplement brosser quelques grandes lignes. D’après ce modèle, il existe trois différentes manières de jouer qui orientent les choix des joueurs :- Le ludisme : la volonté de franchir des obstacles en faisant preuve d’intelligence et de perspicacité, au travers de son personnage.
- Le narrativisme : le fait d’explorer la moralité de ses actes et les conséquences des choix, c’est la volonté de vivre une histoire au travers de son personnage.
- Le simulationnisme : le joueur veut explorer un univers vivant et cohérent au travers de son personnage avec le moins d’interférences possibles, il veut « rêver éveillé ».
Les activités sont différentes et relativement incompatibles. Cela aurait pu être un bon socle pour savoir ce que l’on veut jouer, mais les auteurs du modèle ont émis plusieurs objections :
- Étiqueter une personne avec l’une de ces catégories est un non-sens.
- Il n’est pas possible de juger qu’une scène de jeu appartienne à l’une de ces catégories.
- C’est la somme des différents moments de jeu que produit une partie qui peut être étiqueté.
Je comprends pourquoi tout ceci a été précisé : cela pourrait enfermer un joueur dans un type de jeu et analyser à la loupe chaque moment du jeu. Au final, le modèle permet de dire, selon la somme des moments de la partie, pourquoi la partie était dysfonctionnelle. Néanmoins, le modèle perd dès lors un peu de sa force : si on ne peut pas se rattacher à l’une de ces catégories, comment savoir ce que l’on veut jouer ?
Pour reprendre ma comparaison pourrie de fringues de mariage, ce modèle c’est le père de la mariée qui arrive, et qui regarde sa bande de potes : il y a le hipster barbu, le type impeccable avec sa raie de côté et le lycéen attardé qui vient avec son jean trop grand et ses Converses. Mais le paternel se contenterait de dire : « Toute cette différence est du plus mauvais effet pour un mariage ! » Merci Sherlock.
Savoir pourquoi on joue pour mieux jouer
Le modèle LNS est une bonne base de réflexion, mais de l’aveu de leurs auteurs, c’est un outil d’analyse des dysfonctionnements dans une partie de jeu de rôle, et non un moyen de comprendre ce qu’on cherche dans le jeu de rôle, même si ça peut y aider. Toute la partie précédente avait pour but de montrer qu’ignorer les désirs des joueurs autour de la table était un excellent moyen de finir avec des gens déçus et frustrés.Mais il y a plus : si tout le monde pouvait dire ce qu’il voulait vraiment, le MJ pourrait préparer des aventures qui contiennent toutes les préférences des joueurs autour de la table. Si ce qu’il se passe à table fait écho à ce qu’aime le joueur, celui-ci va s’investir davantage dans la partie. Il y a une question récurrente sur les forums : « Comment engager et investir davantage mes joueurs dans mes scénarios ? » C’est simple : proposez-leur des choses qu’ils aiment.
Les Esthétiques de jeu
J’ai déjà écrit plus de 1 000 mots seulement pour expliquer l’importance de savoir pourquoi on joue. Il serait peut-être temps d’entrer dans le vif du sujet, non ? Comme je l’ai écrit plus haut, le modèle LNS est une bonne base, mais n’est pas ce que nous cherchons. J’ai donc repris le papier de game design dont je parlais la dernière fois. Il présente huit Esthétiques (Aesthetics) de jeu qui produisent des types de satisfactions différentes. Une Esthétique c’est un type d’expérience satisfaisante que va rechercher un joueur. Comme d’autres l’ont déjà fait, j’ai voulu appliquer ces Esthétiques au jeu de rôle, et je les trouve étonnamment pertinentes.Le modèle d’Esthétiques selon Grottard
Il y a une chose qui me dérangeait dans les liens du paragraphe précédent : les différentes Esthétiques se valent toutes. Elles sont au même niveau. Ce point de vue est défendable : les goûts et les couleurs ne se discutent pas. Malgré tout, la théorie LNS m’a inspirée sur ces Esthétiques, et après réflexion, j’ai classé ces huit Esthétiques en trois catégories : les Esthétiques principales, secondaires et faibles.Avant d’aller plus loin, expliquons la base de ce modèle. Chaque rôliste favorise certaines Esthétiques, qui le satisfont davantage. Une personne peut s’amuser également avec d’autres Esthétiques, mais de manière moins prononcée. Chaque Esthétique aurait donc une sorte de « contribution au fun ». En utilisant les Esthétiques favorites du joueur, on peut maximiser son fun.
Mais, bien sûr, il y a un piège : les Esthétiques favorites peuvent changer. Elles peuvent changer sauvagement, d’une partie sur l’autre, voire au cours d’une même séance. Un joueur cherchera autre chose dans une partie après une journée de boulot que dans une après-midi du week-end. La fatigue changera également ses attentes. Le dernier film qu’il a vu au cinéma peut également changer sa manière de jouer. Bref, les Esthétiques favorites du rôliste sont une créature fluide et insaisissable.
Malgré tout, tenter de les comprendre en vaut la chandelle.
Les Esthétiques principales
Il y a trois Esthétiques principales : le Challenge, l’Immersion et la Narration. Vous pourrez sans doute penser que ça ressemble beaucoup à la théorie LNS et vous avez raison, mais ce n’est pas tout à fait la même chose.Ces Esthétiques sont qualifiées de principales car elles sont la source majeure de satisfaction. Tout joueur, à tout moment, a au moins une Esthétique principale. Des dissonances entre les Esthétiques principales des joueurs à la table seront leur principale cause de frustration.
Ces Esthétiques sont comme des aimants de même polarité. Lorsque vous les rapprochez l’un de l’autre, ils vont se repousser. Vous pouvez les forcer à se rapprocher mais vous devez y mettre de plus en plus d’énergie, et ça deviendra de moins en moins stable. Plus exactement, il est possible de classer ces Esthétiques selon l’intérêt qu’y portent les joueurs : il y a toujours une première, une deuxième et une troisième, mais jamais d’ex aequo. Enfin, comme dit plus haut, ce classement peut changer.
Le Challenge
Le Challenge est la satisfaction d’avoir surmonté un obstacle grâce à son intelligence de joueur. Le personnage n’est alors que le medium qui accomplit les actions auquel a pensé le joueur pour franchir l’obstacle au mieux. Littéralement, c’est le plaisir de gagner. Cette Esthétique poussé à l’extrême aboutit sur les Power gamers, qui utilisent ce qui est le plus efficace dans le système de jeu.En revanche, le Challenge n’est pas nécessairement du combat, mais un obstacle de toute nature : négociation, enquête, puzzle, combat, etc. Un joueur qui cherche le Challenge et ne trouve pas d’obstacle sur sa route s’ennuie.
L’Immersion (ou Fantasy)
L’Immersion est le plaisir de se plonger dans un univers imaginaire et de l’explorer. Cette Esthétique exige que le monde ait l’air crédible et vivant. Ces joueurs veulent pouvoir incarner leur personnage et agir en cohérence avec l’univers. Ils veulent pouvoir interagir avec n’importe quelle partie du monde si l’envie leur prend.Cette Esthétique ne supporte pas les incohérences et les contradictions, ni qu’on ressorte trop souvent le joueur de son personnage pour des considérations hors de la fiction.
La Narration
Contrairement à l’axe de la théorie LNS, la Narration ici n’est pas nécessairement l’exploration de problèmes moraux. L’Esthétique de Narration indique la volonté du joueur de vivre une histoire de qualité. Pouvoir impacter la suite de cette histoire n’est pas une préoccupation de premier ordre. Ils préfèrent une aventure linéaire mais qui prend aux tripes. En revanche, les joueurs veulent que les objectifs et les raisons d’agir des personnages soient compréhensibles et crédibles.Cette Esthétique supporte mal les parties bac à sable ou le fait de jouer sans avoir de but.
Les Esthétiques secondaires
Il y a deux Esthétiques secondaires : la Découverte et l’Expression. Ces deux Esthétiques s’adossent aux Esthétiques principales. Elles se repoussent mutuellement : il est impossible de favoriser les deux à la fois. Contrairement aux principales, un joueur peut ne favoriser aucune Esthétique secondaire : si c’est le cas, c’est que l’importance des Esthétiques principales est pour lui plus grande. En revanche, pour celui qui en favorise, c’est une source importante de satisfaction.La Découverte
La Découverte s’adosse au Challenge et à l’Immersion. La Découverte est le plaisir tiré de l’exploration et de l’apprentissage. Il s’agit des joueurs qui retournent les jeux vidéos à la recherche des pièces de collection et d’informations sur l’univers. Les joueurs qui favorisent cette Esthétique peuvent rechercher différentes choses : du lore, l’histoire des PNJs, des trésors cachés dans les donjons,… D’une certaine façon, ils considèrent le monde comme un obstacle dont la récompense pour l’avoir franchi est de la connaissance ou des trésors. Ils veulent comprendre comment fonctionne l’univers.Plusieurs choses mettent à mal cette Esthétique. Premièrement, laisser les joueurs découvrir des choses trop facilement : la découverte doit rester un challenge. Cela signifie qu’il peut y avoir des découvertes manquées. Ensuite, ce qui est découvert pouvait être ignoré. En cela, la Découverte s’oppose à l’Expression : si les joueurs ont réfléchi ensemble au contenu du donjon, la découverte d’une porte secrète n’a plus aucun sens.
L’Expression (ou Création)
Répétez après moi : « L’Expression ne signifie pas faire du role-play ! » Ça n’a absolument rien à voir. J’ai conservé le nom original du papier que j’ai cité plus faut, mais on pourrait aussi l’appeler Esthétique de Création. Celle-ci s’adosse sur la Narration et l’Immersion. Cette Esthétique est le plaisir de créer et de partager sa création. Plus encore, cette création doit avoir du sens et être visible. Une création de monde commune ou une écriture de scénarios collaborative sont le genre de choses qui l’exaltent. Un joueur qui favorise la Narration et l’Expression veut impacter l’histoire. La création d’un personnage est pour lui un terrain de jeu. Les joueurs qui favorisent cette Esthétique ont d’ailleurs tendance à créer des personnages très originaux, qui rompent avec les archétypes de l’univers dont lequel ils évoluent, ce qui a le don d’irriter ceux qui cherchent l’Immersion pure, et où ces transgressions brisent leur rêve éveillé.De même, la soif de création de cette Esthétique peut menacer ceux qui cherchent la Découverte, car rien de ce qui aura été créé par leurs compagnons ne sera plus réellement à découvrir.
Cette Esthétique est particulièrement invasive en termes d’espace de jeu. Les joueurs qui la favorisent ont tendance à se mettre en avant pour attirer l’attention sur ce qu’ils font/créent.
Les Esthétiques faibles
Il y a trois Esthétiques faibles : le Lien social, le Plaisir sensoriel et la Soumission. Je trouve que « faible » n’est pas un nom qui leur rend vraiment hommage, mais qui retranscrit bien leur fonctionnement. La particularité d’une Esthétique faible est qu’elle ne peut être favorisée seule. Un rôliste ne peut pas favoriser seulement l’une de ces activités, mais au moins une autre Esthétique principale au minimum. Si un joueur ne favorise que des Esthétiques faibles, il devrait arrêter de jouer au jeu de rôle (du moins pour aujourd’hui). J’y reviendrai.Par contre, ne vous laissez pas avoir par le « faible ». Ces Esthétiques peuvent revêtir d’une grande importance selon les joueurs.
Le Lien social
Le Lien social vient du plaisir qu’on tire à faire une activité sociale avec d’autres individus. Ceux qui favorisent cette Esthétique attachent une grande importance à la coopération de l’équipe et à l’esprit de camaraderie. Les tensions entre les joueurs ou un joueur qui joue contre le groupe heurtent fortement cette Esthétique.Si le lien social est la seule Esthétique favorisée par un joueur, c’est qu’il est davantage intéressé par la compagnie de ses congères que par une partie de jeu de rôle. Une soirée au bar et une soirée jeu de rôle ont pour lui la même valeur. Ce n’est pas un motif d’exclusion (un tel joueur agit généralement dans l’intérêt commun) mais il pourrait sans doute s’amuser davantage ailleurs.
Le Plaisir sensoriel
Le Plaisir sensoriel est le plaisir procuré… par nos sens. Dans le jeu de rôle cette Esthétique a une place assez faible car l’imagination en est le principal carburant. Malgré tout, nombre de joueurs (dont je fais partie) y mettent de l’importance. De belles cartes, des jolies miniatures, des musiques envoutantes, des dés colorés, des ouvrages bien illustrés… Ce sont le genre de choses qui n’ont pas ou peu d’impact en jeu mais qui signifient beaucoup pour ceux qui favorisent cette Esthétique.Si le plaisir sensoriel est la seule Esthétique favorisée par un joueur, c’est qu’il est plus intéressé par la beauté et l’art que le jeu de rôle. Il devrait aller aux musées et aux vernissages plus qu’aux jeux de rôle.
La Soumission (ou Abandon)
Difficile de trouver une traduction convenable pour celui-ci. La soumission est le plaisir de faire quelque chose sans réfléchir, de s’abandonner dans une tâche ne nécessitant pas un grand effort intellectuel. Ceux qui favorisent cette Esthétique aiment les aventures qui vont droit au but, comme les Porte-Monstre-Trésor. Ces joueurs auront tendance à foncer tête baissée, sans réfléchir aux conséquences, s’ils trouvent que les négociations et stratégies d’approche sont trop longues.Si la Soumission est la seule Esthétique favorisée par un joueur, c’est qu’il est plus intéressé par la détente que par une partie de jeu de rôle. Une bonne série ou un jeu vidéo satisferont davantage ses exigences.
Études de cas
Avant d’aller plus loin, j’aimerai donner quelques exemples à ce modèle pour lever certaines ambiguïtés.
Jean-Henri favorise l’Immersion en premier lieu. Il est passionné par l’univers du jeu et l’explore au fil de ses parties avec ce que le MJ lui donne à interagir. Il joue avec des potes rôlistes qu’il connaît depuis 5 ans, et le MJ se démène pour faire des cartes superbes pour les parties. (Immersion, Découverte, Lien social, Plaisir sensoriel)
Généralement, ils jouent le samedi après-midi, mais le MJ a dû décaler la séance à mardi soir. Ça tombe mal pour Jean-Henri qui a du faire quelques heures sup’. Il arrive à la table rincé par sa journée mais aujourd’hui le MJ propose un scénario assez bourrin où il a juste à taper et lancer les dés, ça lui va très bien (Challenge, Soumission).
Jeanne-Françoise est une habituée de D&D, elle a grandi avec ça. Elle adore explorer ces lieux étranges de cet univers et vaincre les monstres qui s’y trouvent (Challenge, Découverte). Mais voilà qu’un autre pote à elle lui propose une partie d’Yggdrasil, un jeu de rôle sur la Scandinavie du temps des Vikings. Elle est emballée, ça doit être sa période historique préférée. Dans le jeu, elle ne peut s’empêcher de jouer comme une « vraie » viking et profite de la moindre occasion pour compléter les dires du MJ, qui s’y connaît un peu moins qu’elle. (Immersion, Expression)
Jean-Eude est un vétéran qui a joué à beaucoup de jeux. Depuis le temps, son groupe est stable. Il a deux campagnes en cours, l’une de D&D où il s’amuse à jouer contre les stéréotypes et aime vaincre les embûches sur son chemin (Challenge, Expression, Lien social). Sur un autre jeu, Vampires, il joue un… vampire qui recherche sa compagne disparue et s’interroge sur la moralité de pomper du sang à d’autres pour survivre (Narration, Expression). Il s’amuse sur sa partie de D&D, mais préfère son personnage de Vampires.
(Concernant ce dernier exemple, Jean-Eude peut s’amuser sur deux Esthétiques principales différentes, mais en préfère une : la Narration. Celle-ci active plus de « contribution au fun » que le Challenge.)
Avant d’aller plus loin, j’aimerai donner quelques exemples à ce modèle pour lever certaines ambiguïtés.
Jean-Henri favorise l’Immersion en premier lieu. Il est passionné par l’univers du jeu et l’explore au fil de ses parties avec ce que le MJ lui donne à interagir. Il joue avec des potes rôlistes qu’il connaît depuis 5 ans, et le MJ se démène pour faire des cartes superbes pour les parties. (Immersion, Découverte, Lien social, Plaisir sensoriel)
Généralement, ils jouent le samedi après-midi, mais le MJ a dû décaler la séance à mardi soir. Ça tombe mal pour Jean-Henri qui a du faire quelques heures sup’. Il arrive à la table rincé par sa journée mais aujourd’hui le MJ propose un scénario assez bourrin où il a juste à taper et lancer les dés, ça lui va très bien (Challenge, Soumission).
Jeanne-Françoise est une habituée de D&D, elle a grandi avec ça. Elle adore explorer ces lieux étranges de cet univers et vaincre les monstres qui s’y trouvent (Challenge, Découverte). Mais voilà qu’un autre pote à elle lui propose une partie d’Yggdrasil, un jeu de rôle sur la Scandinavie du temps des Vikings. Elle est emballée, ça doit être sa période historique préférée. Dans le jeu, elle ne peut s’empêcher de jouer comme une « vraie » viking et profite de la moindre occasion pour compléter les dires du MJ, qui s’y connaît un peu moins qu’elle. (Immersion, Expression)
Jean-Eude est un vétéran qui a joué à beaucoup de jeux. Depuis le temps, son groupe est stable. Il a deux campagnes en cours, l’une de D&D où il s’amuse à jouer contre les stéréotypes et aime vaincre les embûches sur son chemin (Challenge, Expression, Lien social). Sur un autre jeu, Vampires, il joue un… vampire qui recherche sa compagne disparue et s’interroge sur la moralité de pomper du sang à d’autres pour survivre (Narration, Expression). Il s’amuse sur sa partie de D&D, mais préfère son personnage de Vampires.
(Concernant ce dernier exemple, Jean-Eude peut s’amuser sur deux Esthétiques principales différentes, mais en préfère une : la Narration. Celle-ci active plus de « contribution au fun » que le Challenge.)
Deux dernières questions
Cet article est déjà trop long, mais maintenant que j’ai répondu à la question principale, je peux en venir aux suivantes : comment mener une bonne partie ? Est-il pertinent de donner des conseils sur comment jouer ?Mener une bonne partie
Bon, nous avons vu que les joueurs avaient des attentes différentes, ce qui empêche l’existence d’une seule bonne façon de mener. Néanmoins, nous venons de voir huit Esthétiques de jeu. Dans l’absolu, une multitude de combinaisons de celles-ci sont possibles (si du moins ce modèle est pertinent) : il existe un grand nombre de types de joueurs différents. Si vous parvenez à identifier les Esthétiques favorisés par vos joueurs et que vous en trouvez des communes, vous pouvez investir sur celles-ci : mener une bonne partie pour ces joueurs sera une partie qui favorisera ces Esthétiques.Comme écrit dans l’article précédent, pour favoriser une Esthétique, il faut utiliser des règles, qui donneront un système de fonctionnement du jeu. Ce système permettra l’expression d’une Esthétique. C’est un véritable exercice de game design, car un système raté ne supportera aucune Esthétique et ne fera pas ce qu’il prétend faire.
De la pertinence des conseils
Je ne pense pas que la fin de la quête du Graal rôliste soit la fin des conseils pour le jeu de rôle, bien au contraire. Néanmoins, ceux-ci vont devoir affirmer leur nature. En effet, les conseils de jeu de rôle doivent aider un meneur à amener à sa table un certain type d’Esthétique, et non se revendiquer de toutes ou aucune Esthétique.Ainsi, on peut facilement catégoriser :
- Un mauvais conseil est un conseil dont on ne comprend pas quelle Esthétique il souhaite mettre en avant.
- Un mauvais conseil est un conseil pour mettre en avant une Esthétique mais lu par quelqu’un qui souhaite promouvoir une autre Esthétique.
- Un bon conseil est un conseil pour mettre en avant une Esthétique lu par quelqu’un qui souhaite promouvoir la même.
Un bon conseil se définit donc par sa clarté (il dit ce qu’il fait) et son lectorat (le public intéressé par cette Esthétique).
Par ailleurs, je pense que ce n’est pas tout. Tous les conseils que je lis sont des conseils « Comment réussir à mener une partie ? Comment réussir son contrat social ? Comment faire un personnage réussi ? Etc. » Ce sont des conseils dits de progression. Comme je l’ai lu dans Le Cygne noir, un bouquin qui n’a rien à voir avec le jeu de rôle, je pense que les conseils de « non-échec » ont une véritable valeur. En effet, la meilleure façon de réussir quelque chose étant de ne pas y échouer, l’étude de ce qui fait l’échec d’une partie, ou les conseils de type « à ne pas faire » peuvent être qualifiés de bons conseils.
Cet article ne met donc pas, malheureusement, fin à ce blog, car d'autres conseils sont encore venir.
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